« Les épinards et Saint-Simon ont été mes seuls goûts durables» , avoue Stendhal, né en 1783, peu loquace sur ses habitudes alimentaires. Son attirance pour les femmes et les arts ne laisse guère de place dans son œuvre aux émotions gourmandes. Mais il sut pourtant célébrer avec conviction son goût pour la cuisine lyonnaise : « Je ne connais qu’une chose que l’on fasse très bien à Lyon, on y mange admirablement, et, selon moi, mieux qu’à Paris. Les légumes surtout y sont divinement apprêtés. À Londres, j’ai appris que l’on cultive vingt-deux espèces de pommes de terre ; à Lyon, j’ai vu vingt-deux manières différentes de les apprêter, et douze au moins de ces manières sont inconnues à Paris (Mémoires d’un touriste) ».
A propos de légumes, il fulmine : « des légumes qui réellement n’ont que le nom de commun avec ces herbes insipides que l’on ose nous servir à Paris ».
A l’appui de son goût pour la cuisine lyonnaise, Stendhal détaille sa rencontre avec quelques gourmets lyonnais qui avaient pour habitude de se recevoir à tour de rôle les uns chez les autres. C’est un témoignage important sur le rôle éminent des cuisinières, déjà à cette époque, pour la préparation de ce que Blaise Cendras appellera des « gueuletons à tout casser. »
« À l’un de mes voyages, [à Lyon] écrit Stendhal, M. Robert, de Milan, négociant, ancien officier, homme de cœur et d’esprit, acquit des droits éternels à ma reconnaissance, en me présentant à une société de gens qui savaient dîner. Ces messieurs, au nombre de dix ou douze, se donnaient à dîner quatre fois la semaine, chacun à son tour. Celui qui manquait un dîner, payait une amende de douze bouteilles de vin de Bourgogne. Ces messieurs avaient des cuisinières et non des cuisiniers. À ces dîners, point de politique passionnée, point de littérature, aucune prétention à montrer de l’esprit ; l’unique affaire était de bien manger. Un plat était-il excellent, on gardait un silence religieux en s’en occupant. Du reste, chaque plat était jugé sévèrement, et sans complaisance aucune. » Ensuite, ces messieurs ne dédaignaient pas des exercices physiques modérés : « Après dîner, écrit Stendhal, on allait jouer aux boules aux Brotteaux : nous longions le quai Saint-Clair. »
Stendhal était-il un gourmet ? Rien dans ses écrits ne le conteste, rien ne l’atteste, pas même un billet en 23 articles, assez sibyllin, paru sous le titre « Privilèges », écrit en 1840, deux ans avant sa mort. C’est un texte de dix pages rédigé sous la forme d’une prière à une divinité protectrice qu’il appelle d’un sobriquet fantaisiste « God » : « Article 16. En tout lieu, le privilégié, après avoir dit «Je prie pour ma nourriture», trouvera : deux livres de pain, un bifteck cuit à point, un gigot idem, une bouteille de Saint Julien, une carafe d’eau, un fruit, une glace et une demi-tasse de café.
Cette prière sera exaucée deux fois dans les 24 heures ».
Cette « prière » d’un athée impénitent pour un minimum vital alimentaire, ne laisse guère de place à la gourmandise, mais elle est sans doute à rapprocher des aphorismes de Brillat-Savarin qui venaient d’être réédités en 1838, avec une préface d’Honoré de Balzac. De plus, deux ans avant sa mort, Stendhal est un homme fatigué dont l’alimentation est désordonnée, plus soucieux des fins dernières que des bombances de sa jeunesse.